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Description
Que ce soit en pleine campagne électorale ou entre deux scrutins, les politiciennes, politiciens et partis politiques ne quittent jamais vraiment la scène publique, qui est aujourd’hui devenue numérique. Ce mois-ci sur le balado Voir Grand, Thierry Giasson explore, en conversation avec Karine Morin, comment les personnalités politiques se construisent une image, captent notre attention et façonnent le débat public à travers des stratégies de marketing sophistiquées.
À propos de l'invité
Thierry Giasson est Professeur titulaire du Département de science politique à l'Université Laval. En 2007, il fonde le Groupe de recherche en communication politique (GRCP) avec trois collègues du Département d'information et de communication à l'Université Laval.
Il est également chercheur associé au Médilab de Sciences Po, à Paris.
Ses recherches portent sur les modes numériques de communication politique, les transformations du journalisme, l'amplification médiatique et l'incidence des pratiques de marketing politique et électoral sur la vie démocratique.
Thierry Giasson analyse fréquemment l'actualité politique et les stratégies de communication politique et électorales au Québec et au Canada pour les grands médias nationaux et internationaux.
[00:00:06] Karine Morin : Bienvenue au balado Voir Grand où nous abordons les questions les plus importantes et les plus intéressantes de notre époque en compagnie d'éminents chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales. Je m'appelle Karine Morin, je suis la Présidente et cheffe de la direction de la Fédération des sciences humaines et j'ai le plaisir d'animer l'épisode d'aujourd'hui.
[00:00:27] Que ce soit en pleine campagne électorale ou entre deux scrutins, les politiciennes, politiciens et partis politiques ne quittent jamais vraiment la scène publique qui est aujourd'hui devenue numérique.
[00:00:40] Dans cet épisode, on explore comment les figures politiques se construisent une image, captent notre attention, et façonnent le débat public à travers des stratégies de marketing sophistiquées.
[00:00:52] Alors, comment font les partis pour vendre leurs messages politiques et à quel prix? Pour nous éclairer sur le phénomène du marketing politique, j'ai le plaisir d'accueillir Thierry Giasson, Professeur titulaire au département de sciences politiques de l'Université Laval.
[00:01:13] J'aimerais d'abord faire un survol de votre développement de carrière. Vous avez un bac en journalisme de l'université du Québec à Montréal, l’UQAM, puis vous y avez aussi fait une maîtrise en sciences politiques à l'université de Montréal. C'est pendant ces études que vous avez travaillé à Radio-Canada.
[00:01:28] Mais il me semble que cette expérience vous a laissé un peu sur votre appétit puisque vous êtes retourné aux études pour compléter un doctorat en sciences politiques. Et tout cela vous a ultimement mené à l'université Laval. Dites-moi un peu si lors de ce parcours, il y a eu un moment ou peut être plus qu'un moment où vos intérêts se sont cristallisés et où votre domaine d'expertise en marketing politique a commencé à prendre forme.
[00:01:53] Thierry Giasson : Oui, il y a deux moments, je pense dans ma carrière qui dans l'amorce de ma carrière, la période formative de mes études où j'ai pris conscience de mon intérêt à étudier la communication politique. Au départ, ça s'est fixé comme ça.
[00:02:16] Le premier moment c'est donc quand je suis, je vais le dire, quand j'ai intégré Radio-Canada comme journaliste surnuméraire, à la rédaction des bulletins nouvelles. Donc on est au tournant des années 2000 et ce n'est pas une période qui est très très reluisante pour les médias.
[00:02:30] Déjà à l'époque, c'est une période difficile. Il y a des coupures de poste un peu partout et le poste auquel j'ai accès c'est donc ce poste de rédacteur de nouvelles surnuméraires. Et donc je travaille des horaires très atypiques, on entre au bureau très tôt, à la salle de nouvelles, on a beaucoup beaucoup d'affectation à traiter.
[00:02:50] C'est un peu l'usine à saucisse en fait, et ça, ça m'a beaucoup choqué de voir à quel point il fallait être dans la rédaction, dans l'action, et qu’il n'y avait pas beaucoup d'espaces qui étaient aménagés pour la réflexion. Ce n'était pas mon travail, c'était le travail des journalistes qui nous envoyaient des choses et que nous on devait ensuite adapter en fonction des formats, des bulletins de nouvelles et parfois même des lecteurs de nouvelles pour lesquels on rédigeait les nouvelles.
[00:03:17] Ça, ça m'a un peu un peu surpris, ça m'a un peu, oui, ça m'a fait perdre un peu mes illusions par rapport à la profession journalistique, à ce qu'on m'avait enseigné à l'université, les principes, les valeurs.
[00:03:31] Parallèlement à ça, je commençais ma maîtrise, je poursuivais ma maîtrise et dans le cadre de ma maîtrise, j'ai étudié la jonction entre la communication, l'élaboration d'une campagne et sa couverture dans les médias.
[00:03:45] J'ai étudié la construction de l'agenda médiatique pendant la campagne référendaire de 1995 pour essayer de voir qui des deux camps politiques ou des deux médias que j'étudiais, qui étaient deux grands journaux - donc La Presse et Le Devoir - et essayer de voir un peu qui menait l'agenda référendaire, est-ce que c'était des primeurs que les médias présentaient ou est ce qu'on était un peu à la remorque de ce que les camps présentaient dans leur communiqué de presse, dans leurs activités du jour pendant la campagne.
[00:04:17] Ma première prise de contact avec la communication politique, elle se fait dans le cadre de ce travail-là et la personne qui m'en encadre à ce moment-là, qui est un professeur fantastique qui s'appelle Richard Nadeau, professeur à l'Université de Montréal, me suggère de poursuivre au doctorat.
[00:04:33] Et donc j'engage des études doctorales un peu à la suite et je décide de quitter aussi le journalisme. Je me rends compte que le journalisme, finalement, dans cette formule-là, ce n'est pas pour moi. J'aurais une autre affectation Radio-Canada. Je vais travailler pour les médias numériques à rédiger des reportages multimédias.
[00:04:52] Et là, c'était des formats que j'appréciais où je pouvais faire de l'analyse, je faisais mon travail de journaliste, je n'étais pas juste rédacteur de nouvelles. Et puis malheureusement, ce poste-là a été aboli après un conflit de travail à Radio-Canada. Et donc j'ai décidé de poursuivre et de finir mes études doctorales et j'ai fait ma thèse sur les débats télévisés.
[00:05:13] J'ai travaillé, j'ai interrogé des stratèges qui préparaient les politiciens et certains de ces stratèges-là m'ont parlé du marketing politique, mon directeur aussi, évidemment m'en a parlé. Et donc j'ai creusé cet aspect-là des pratiques de marketing politique dans le cadre de ma thèse et ensuite dans des collaborations qui vont se développer dans les premières années de mon travail comme professeur d'université.
[00:05:40] Karine Morin : Je vais très bientôt revenir à définir c'est quoi le marketing politique, mais juste avant ça, est-ce que je peux poser la question par rapport à des intérêts qui me semblent pancanadien. Et s'il y a là un choix où ça évolue, peut être par rapport à des collaborations, vos intérêts sont au-delà de la politique au Québec, vraiment une perspective pancanadienne est ce qu'il y aurait une explication derrière ça.
[00:06:08] Thierry Giasson : C'est une bonne question. J'ai fait mon mémoire sur un moment politique très important au Québec sur l'élection référendaire de 95. Et dans le cadre de mon doctorat, j'ai étudié une campagne fédérale, l'élection fédérale de 2000. J'ai discuté avec les politiciens qui ont pris part aux débats qui se sont tenus dans le cadre de cette élection-là, j'ai parlé à leurs consultants, à leurs conseillers, aux stratèges qui les ont accompagnés.
[00:06:34] J'ai été socialisé aussi dans ma famille, même si mes parents sont souverainistes, je peux le dire. Et tous les étés, on voyageait à travers le Canada, il y avait des grands congrès, des différentes commissions sur la prévention des accidents du travail, et mon père représentait souvent avec d'autres personnes - la Commission québécoise - et on se joignait à lui, les enfants.
[00:06:59] Donc moi, j'ai beaucoup voyagé à travers le Canada, et j'ai une appréciation pour ce que ce pays-là représente, mais j'ai aussi un intérêt pour la politique canadienne parce que, selon moi, c'est un espace politique qui dicte beaucoup de choses et qui dicte, entre autres, ce qui peut se passer au niveau provincial.
[00:07:20] Et puis en politique québécoise on a énormément de liens avec le gouvernement fédéral, on a plusieurs ententes que certaines autres provinces ne vont pas avoir. Donc pour moi, c'est intéressant aussi d'étudier la réalité canadienne plus large, puis la réalité politique canadienne, les élections fédérales canadiennes. J'ai aussi travaillé comme auxiliaire de recherche alors que j'étais à la maîtrise au doctorat auprès de l'étude électorale canadienne.
[00:07:50] Karine Morin : Là, je sais bien que vous enseignez des cours complets sur ce qu'est le marketing politique, mais pour un balado, ça se résume à quoi? Ça s'explique comment le marketing politique?
[00:08:01] Thierry Giasson : Ça peut s'expliquer assez simplement. C'est à dire que le marketing politique, c'est l'application des principes qui guident le marketing commercial à l'activité politique, à la sphère politique. Et ces principes-là, en fait la base, le principe central qui accompagne cette philosophie-là, c'est qu'on doit d'abord élaborer une offre en fonction des besoins qui existent dans un marché que l'on tente d'investir.
[00:08:28] Donc le marché, c'est l'électorat, dans l'espace politique canadien, les besoins, ce sont les besoins qu'expriment les électeurs. Et donc l'objectif, c'est de comprendre qui compose l'électorat, quels sont leurs besoins? Quelles sont leurs attentes? Quelles sont leurs préoccupations? Qu'est ce qui est important pour eux?
[00:08:50] Et ensuite, c'est de tenter d'identifier dans ce marché-là des segments du marché, des profils d'électeurs qui partagent avec les électeurs militants et les sympathisants d'un parti des valeurs, des aspirations, des besoins, mais qui ne votent pas nécessairement pour le parti qui tente de les rejoindre.
[00:09:12] Donc l'objectif c'est d'identifier ces segments-là qui sont proches des électeurs qui composent notre base d'appui naturel et de développer une offre politique, un programme politique qui va leur parler. Donc de se positionner comme formation politique sur des enjeux qui sont importants pour ces électeurs-là.
[00:09:32] Leur proposer des promesses sur ces enjeux-là qui répondent à leurs aspirations, donc de faire une offre politique qui est, je dirais, plus nichée, plus spécialisée, plus ciblée et de la communiquer ensuite. Donc, le marketing politique, c'est l'utilisation de principes, de techniques qui sont utilisés et développés dans le marketing commercial, de l'appliquer à l'élaboration d'offres politiques, et de le faire dans un contexte, habituellement un contexte électoral, mais les gouvernements font aussi du marketing une fois au pouvoir.
[00:10:04] Donc c'est ça, ça se fait en deux temps. Il y a un temps plus stratégique ou on élabore une stratégie, on fait une recherche sur le marché, on segmente l'électorat en profil, on cible les profils qu'on juge intéressants, on identifie aussi les profils qui n'ont pas de probabilité de voter pour le parti.
[00:10:25] Et puis on positionne une offre, donc on développe une offre sur des éléments qui sont importants pour les groupes qu'on aura ciblés. Puis dans un deuxième temps, on va engager ce qu'on appelle le marketing tactique, donc, l'opérationnalisation, on va penser les messages, on va penser la stratégie de diffusion, on va travailler sur la communication de la proposition de la plateforme du positionnement.
[00:10:48] Et tout ça, ça va se décliner ensuite dans des moyens de communication spécifiques qui se déroulent dans une campagne électorale. Donc, il y a deux temps, il y a différentes étapes que les partis vont suivre habituellement pour mener l'exercice de marketing politique.
[00:11:04] Karine Morin : Il y a bien des gens très occupés à temps plein qu’il y ait des élections ou pas.
[00:11:10] Thierry Giasson : Voila, exactement.
[00:11:11] Karine Morin : Donc, si on regarde un peu le vers la fin de ces stages, il y a cette dissémination qui doit se faire, cette communication qui se fait par l'entremise de différents médias. Puis là, j'aimerais qu'on n'oublie pas tout de suite les médias traditionnels, pourriez dire aujourd'hui un peu qu'est-ce qui demeure des médias traditionnels? Quelle est leur importance relative aujourd'hui pour les partis politiques en campagne électorale particulièrement?
[00:11:37] Thierry Giasson : Donc l'objectif pour un parti politique, c'est de communiquer, d'entrer en contact le plus directement possible avec les segments qu'il a identifiés dans la phase de marketing stratégique.
[00:11:50] Et ça là, tout cet exercice-là de marketing stratégique, ça se fait plusieurs mois avant le déclenchement d'une élection, en mobilisant un très gros volume de données, des données de toutes sortes.
[00:12:01] Mais l'objectif final, c'est de faire sortir les gens le jour du vote, pour nous, les gens qu'on a identifiés et que pendant la campagne électorale, ils aient accès à notre message, le message qu'on a développé pour eux spécialement pour répondre à leurs besoins, à leurs aspirations.
[00:12:16] Et donc on va concevoir un plan de diffusion, un plan médiatique, un plan de diffusion média, un plan de communication, pour rejoindre ces gens-là. Certains de ces gens-là utilisent les médias traditionnels encore aujourd'hui, il y en a d'autres qui vont utiliser pour s'informer des plateformes de médias sociaux numériques.
[00:12:35] Mais il ne faut pas perdre à l'esprit qu'il y a encore des milliers de canadiens, des centaines de milliers de canadiens qui consomment les médias traditionnels. Les supports vont changer, le support à partir duquel on accède à l'information qui est produite par une organisation journalistique professionnelle - et puis traditionnel - mais le fait de s'informer par le biais de l'information journalistique c'est encore très important pour des centaines de milliers de canadiens.
[00:13:07] Donc de penser que l'ensemble des canadiens s'informent sur les médias sociaux numériques, ce n'est pas vrai, il y a des canadiens qui s'informent principalement là, il y a des canadiens qui sont exposés de manière accidentelle à de l'information parce qu'ils ont peu d'intérêt pour la politique, ils s'informent donc peu sur la politique.
[00:13:27] Mais, ils vont voir une nouvelle passée, un membre de leur réseau ou des gens qui les suivent vont partager sur leurs réseaux sociaux - là, c'est compliqué de le faire, par exemple sur Meta, parce que Facebook a décidé de ne pas respecter la réglementation canadienne, donc Facebook ne nous permet plus de partager l'information qui est produite par les médias canadiens sur ces plateformes. Mais néanmoins, on peut le faire sur d'autres plateformes.
[00:13:54] Donc, Il y a encore une proportion significative d'électeurs qui s'informent par le biais des médias, par le biais de l'information qui est produite par les médias traditionnels. Je dirais ça comme ça, mais pas nécessairement sur des supports traditionnels.
[00:14:10] Karine Morin : Donc on décrit définitivement une situation où ce ne sont pas deux mondes que de parler de médias traditionnels, médias sociaux. Il y a des choses qui vont être produites pour un des médias, mais qui peut se retrouver sur, entre autres, les médias sociaux.
[00:14:24] Maintenant, avec cette arrivée des différentes plateformes numériques, on parle Facebook, on parle de Twitter qui est devenu X, on parle nouvellement de Bluesky, on parle d'Instagram pour d'autres, on parle de YouTube, TikTok - il y en a plusieurs. Comment est-ce que vous caractérisez quand même l'utilisation de marketing politique sur ces médias sociaux, de ces types-là, qu’est-ce que ça représente de plus?
[00:14:53] Thierry Giasson : Bah c'est central, c'est devenu depuis à peu près 10 ans des espaces de communication que les partis ont tous investi, les gens qui sont des stratèges numériques qui conseillaient, qui conseillent encore les campagnes pour déterminer les bons axes et les bonnes plateformes sur lesquelles communiqué sont au cœur de l'organisation des campagnes.
[00:15:13] Ils sont dans les War Rooms et les campagnes sont passées de façon intégrée pour les médias traditionnels et les médias sociaux numériques. Parce qu'encore une fois, il y a des gens qui ne consomment plus aussi les médias traditionnels, puis certains partis veulent pouvoir entrer en contact avec eux.
[00:15:27] Donc on doit aussi trouver des créneaux de communication par lesquels on peut échanger avec eux. Donc on va parfois, pour certains segments de l'électorat, des gens qui sont peu intéressés par la politique, peu informés par la politique, mais qui vont utiliser abondamment les médias sociaux numériques pour se divertir, par exemple, pour suivre des célébrités, pour partager avec leur famille des informations, des jeux, eh bien, on va diffuser de la publicité auprès de ces gens-là.
[00:15:55] Donc, c'est très important pour les partis d'utiliser ces médias-là pour pouvoir parler au segment à qui ils veulent parler et qui se retrouvent à utiliser ces plateformes-là pour d'autres raisons que le fait de s'informer et de suivre la politique. Donc, on va tenter de créer de l'exposition accidentelle à des messages en diffusant de la publicité ciblée sur des plateformes de médias sociaux.
[00:16:20] Karine Morin : Donc on reconnaît là tout à fait un avantage pour les partis politiques, mais qu'est-ce que vous diriez de l'électorat? Qu'est-ce que ça peut représenter pour eux que cette information-là apparaisse sans qu’il la recherche nécessairement; est ce qu'on peut dire selon vous, que les médias sociaux de perspective offrent une meilleure interaction avec le public, est ce que ça fait la politique qui est plus accessible, plus inclusive ou plus intrusive?
[00:16:49] Thierry Giasson : La politique a toujours été intrusive. À l'époque des médias, des médias traditionnels très fort, les partis dépensaient des fortunes en publicité - ils le font encore - diffuser de la publicité télé aux heures de grande écoute, l'objectif de la publicité, c'est la raison pour laquelle on en fait, c'est qu'on ne sait pas à quel moment on va y être exposé.
[00:17:09] C'est de l'exposition accidentelle. Donc il y a des gens qui zappent pendant les pubs, et il y a des gens qui se lèvent qui vont faire autre chose pendant les pubs, il y a des gens qui restent devant leur téléviseur et qui écoutent les pubs. Il y a de la pub radio aussi que les partis vont faire, il y a de la pub imprimée dans les journaux, il y a de la pub sur des babillards.
[00:17:27] Donc on y est exposé un peu tout le temps, le grand avantage pour les partis politiques, c'est l'hyper-ciblage que les plateformes de médias sociaux peuvent faire, et de cibler des tout petits segments de l'électorat. Donc on peut décider de parler aux femmes de - je dis n'importe quoi - de 34 à 38 ans qui vont vivre dans tel et tel endroit.
[00:17:52] Et seulement ces personnes-là vont être exposées à des messages. Qu'est-ce que ça fait ça? Ça crée des micros publics, ça crée des micro-campagnes qui fait qu'on n'a plus accès sur les médias sociaux numériques à une campagne nationale qui est uniforme, on est exposé à des messages qui sont potentiellement différents de ceux auxquels vont être exposés nos parents, nos voisins, nos collègues de travail.
[00:18:17] Donc, il y a comme un enjeu d'accès à l'information qui est problématique, puis à partir du moment où on cible certains segments de l'électorat, on n'en cible pas d'autres, et donc la représentation des intérêts, des besoins, des aspirations de ces autres électeurs qu'un parti ne juge pas intéressants à des fins électorales ne sont pas représentés.
[00:18:41] On ne leur parle pas à ces gens-là. Et donc les gens n'ont pas accès à toute la campagne d'un parti politique. Pour moi, c'est un énorme problème parce que ça mène en fait à des enjeux. De représentation des intérêts qui sont le cœur de notre système politique, qui est un système de démocratie, de représentation où l'ensemble des partis sont censés représenter une diversité d'intérêts, défendre une diversité d'intérêts et développer des politiques publiques qui répondent à une diversité d'intérêts, pas seulement des intérêts nichés et depuis, malheureusement, une vingtaine d'années au Canada c'est ce à quoi on est exposé en ce moment
[00:19:18] Karine Morin : Je vous entends parler de tension qui vous préoccupe, on tombe un peu dans les aspects éthiques, j'imagine du marketing politique, en expliquant comment les partis vont aller chercher des profils, puis viser avec assez de précision le type de personnes auxquelles ils veulent s'adresser ou les personnes – vous dites presque les personnes - auxquelles ils veulent s'adresser.
[00:19:42] Est ce que vous êtes préoccupé par la collecte et l'utilisation des données personnelles? Est-ce qu'il y a là, une menace pour la vie privée qui vous agace?
[00:19:53] Thierry Giasson : Ah oui, c'est une énorme préoccupation pour moi parce que, si on revient à la phase de marketing stratégique où les partis colligent des données, analysent la composition d'électorat. Les partis utilisent énormément de données personnelles sur nous qu'élection Canada et élections Québec, élections Ontario donnent accès aux partis politiques à l'ensemble des données qui sont au cœur de la liste électorale permanente.
[00:20:19] Donc les partis utilisent ça dans des bases de données qu'ils vont traiter par des processus d'analyse statistiques, des régressions logistiques, mais aussi maintenant beaucoup par des processus algorithmiques pour développer des profils. On va pairer à ça des données de consommation, donc il y a des entreprises qui vendent des données sur les consommateurs, sur leurs consommateurs, à toutes sortes de clients.
[00:20:42] On sait que dans le passé, par exemple, le parti conservateur du Canada a acheté des données de ce type-là, ça a été présenté, par exemple, par Susan Delacourt dans son livre Shopping for Votes.
[00:20:53] Et tout ça ce n'est pas balisé par la loi électorale au Canada. Il y a très peu de balises, contrairement à ce qu'on observe en Europe ou même en Colombie-Britannique, la seule juridiction où les partis sont soumis à des balises très claires en termes de collecte de gestion d'informations qui sont très rigides, qui s'inspirent du RGPD du Règlement Général sur la Protection des Données en Europe, c'est la Colombie-Britannique.
[00:21:17] Et ce qui est particulier, c'est que - et ça s'applique à tous les partis qui font campagne et qui recueillent des données sur les citoyens de la Colombie-Britannique - que ce soit pour une élection provinciale municipale ou fédérale. Et les partis fédéraux ont contesté cette loi-là devant les tribunaux pour tenter de la faire invalider parce qu'ils ne veulent pas qu'on leur impose des balises.
[00:21:39] Et c'est pour ça qu'il n'y a pas de balises en ce moment dans la loi fédérale, la loi électorale fédérale et au Québec, de 2020 à 2021, le gouvernement du Québec a présenté un projet qui visait à moderniser l'ensemble du périmètre de réglementation d'utilisation des données par toutes les organisations qui recueillent des données personnelles sur les québécois, incluant les partis politiques pour la première fois.
[00:22:00] Et les parlementaires se sont votés une trentaine d'exemptions à l'application de la loi, ce qui fait que la loi ne s'applique pas, une loi qui s'applique à toutes les autres organisations qui collent des données, ces articles-là ne s'appliquent pas aux citoyens québécois. Donc les partis peuvent encore faire ce qu'ils veulent.
[00:22:17] Il y a un énorme problème, les partis sont en conflit d'intérêts, ils ne veulent pas qu'on balise leur façon de faire qui, à partir du moment où elles ne sont pas ou mal balisées, permettent des abus, permettent des fuites, permettre des enjeux de de vol d'identité. On l'a vu, il y a des grandes organisations qui ont été dont leurs données ont été compromises et les partis politiques n'ont certainement pas les ressources nécessaires pour protéger les bases de données énormes qu’ils possèdent sur nous.
[00:22:46] Donc moi ça, ça me préoccupe énormément, évidemment, comme citoyen, ça me préoccupe aussi comme chercheur, puis je dois vous avouer que j'étudie la réalité québécoise depuis un an maintenant, puis on est en train d'essayer de comprendre comment on en est arrivé là et ça, ça m'a mis énormément en colère.
[00:23:03] C'est la première fois comme chercheur ou j'ai été en colère par rapport à quelque chose que j'observais. Et c'est un sentiment un peu étrange avec lequel composer, d'avoir à se réguler, puis à trouver une façon posée de parler d'un enjeu qui est excessivement problématique, selon moi, et pour l'ensemble des canadiens. Puis les canadiens n'ont pas l'air d'être conscients de l'impact potentiel que ça peut avoir sur leur vie.
[00:23:39] Karine Morin : J'ai l'impression, effectivement, qu'on parle peu de ça, comparativement à l'autre sujet que je voudrais aborder brièvement, mais vous avez fait référence tantôt à Meta qui opère Facebook et aussi Instagram eux ont décidé d'assouplir la modération de contenus discriminatoires et haineux même. Est-ce que vous êtes préoccupé aussi de voir que vous disiez il n'y a pas de balises par rapport à ce que les partis politiques peuvent faire.
[00:23:58] On laisse les médias sociaux aussi gérer comme bon leur ressemble ces débats politiques, ces questions politiques, ces présentations politiques est ce que ça aussi, peut, entre autres, selon vous, apporter une radicalisation ou polarisation du débat et que on laisse ça aller parce que c'est le libre marché des idées politiques.
[00:24:20] Thierry Giasson : C'est une bonne question, il y a des principes qui se posent, la liberté d'expression, le libre marché, le libre choix aussi, le choix d'accéder à une plateforme ou décider de ne pas y accéder, de joindre dans une plateforme, de ne pas y joindre. Moi je pense que, à partir du moment ou un Parlement et les élus d'un Parlement mettent en place des politiques qui ont pour objectif de protéger les médias et invitent les grands groupes, les grandes plateformes de médias sociaux numériques à contribuer à la production d'information qu'ils relaient abondamment sur leur plateforme et desquels ils tirent des revenus publicitaires qu'on leur demande de partager une partie de leurs revenus publicitaires avec les gens qui produisent le contenu qu'ils relaient.
[00:25:15] Et qu'une énorme entreprise refuse de le faire, ça devrait d'emblée imposer un devoir de réserve par rapport à cette plateforme là et les partis politiques dont les représentants ont voté cette loi devrait s'imposer de ne pas acheter de publicité et de ne plus avoir de relations transactionnelles avec cette plateforme.
[00:25:38] Pour revenir à la question sur la polarisation, oui, clairement, il y a des plateformes qui tirent des profits de cette polarisation, ce sont des entreprises but lucratif là les plateformes. Donc, quand il y a du débat, de la polarisation, en anglais, on dit du “drama”, ça capte l'attention. Il y a plein de recherches qui montre ça. Donc on dit tous qu'on est, on est on est pour la civilité que on veut avoir des comportements cordiaux, respectueux, mais dès qu'on est exposé à des choses qui sont violentes, agressantes, hors de l'ordinaire, il y a des gens que ça captive et quii entretiennent ces discussions là et ça crée dans des entreprises a but-lucratives de la circulation, de la viralité et des revenus.
[00:26:30] Donc il n'y a pas d'incitatif, pour encore une fois, ces grandes entreprises là à bien modérer ce qui se passe sur la plateforme parce que ça génère de la circulation, ça génère du trafic, ça génère des clics et ça génère des revenus.
[00:26:45] Donc il y a toutes, donc l'architecture économique de ces plateformes-là qui vient contrecarrer les assises démocratiques de notre société, puis je dirais de nos sociétés. On a évidemment des lois qui protègent contre la diffamation et contre les [...] en matière de sécurité. Ce sont des exemptions qui sont jugées valides par les tribunaux pour limiter la liberté d'expression.
[00:27:15] Mais néanmoins, logiquement, on devrait être capable, comme société, d'imposer à ces entreprises-là un certain nombre de principes qui assurent des échanges cordiaux, des échanges respectueux, sur la politique et sur notre vie sociétale, parce qu'il y a plusieurs études, il y a plusieurs personnes qui fréquentent ces médias là pour pas pour s'informer, pour se divertir, mais qui sont informés par la bande.
[00:27:41] Karine Morin : Je vous entends proposer, ou du moins, démontrer même qu’il est temps d’une réforme importante. Pensez-vous que ça va venir par l'entremise des avancées technologiques de l'intelligence artificielle. Est-ce que ça serait peut-être là, votre espoir, votre espoir de croire que des changements importants pourraient être faits à la réglementation de ces médias ou alors de comment ils sont utilisés par les partis politiques, comment ils sont utilisés pour le marketing politique, avez-vous espoir de réforme?
[00:28:12] Thierry Giasson : Je suis assez peu optimiste. Honnêtement, puis je regarde l'intelligence artificielle, je regarde les possibilités qui s'ouvrent aux partis politiques pour produire des messages, produire de la communication, je vois les dérives qui se sont déroulées dans d'autres juridictions où il y a très peu de réglementations électorales et où il ne semble pas y avoir un besoin. Et on peut penser aux élections en argentine, aux élections Brésil, aux élections aux Etats-Unis.
[00:28:39] Donc, quand même des grandes a priori, des grandes démocraties qui ont de la difficulté à composer avec ça, on ne semble pas voir à grande échelle pour l'instant, dans le cadre de cette élection-ci des utilisations, je dirais frauduleuses fallacieuses dans l'intelligence artificielle pour diffuser des messages.
[00:28:57] Et il y a encore une fois, de nombreuses micro-campagnes qui se déroulent en même temps, donc c'est un peu embêtant, je, je, si le passé est garant de l'avenir, on est mal parti, et je ne passe pas qu'il y ait à l'intérieur des partis politiques que ça fait quand même 10 ans que je parle de ces choses-là à des parlementaires aussi, et je ne vois pas les choses changer, et ça, ça m'inquiète beaucoup et les organismes de régulation électoraux semblent avoir de la difficulté à imposer aux partis politiques des balises qui vont nous protéger un peu mieux.
[00:29:34] Karine Morin : Il demeure important que tous et toutes on soit vigilants dans notre consommation d'information politique.
[00:29:40] Thierry Giasson : Objectivement gardon espoir parce que les classes politiques se transforment, se changent, puis l'expérience en Colombie-Britannique nous montre qu’il y a des politiciens, il y a des élus qui ont à cœur de défendre des intérêts la vie privée, les données personnelles de leurs électeurs, puis ça, c'est important, je pense, à garder à l'esprit, puis on, on va se souhaiter des lendemains meilleurs.
[00:30:11] Karine Morin : Merci d'avoir écouté le balado Voir Grand, et merci à notre invité Thierry Giasson. Je remercie également nos amis et partenaires au Conseil de recherche en sciences humaines et la société de production CitedMedia, sans qui ce balado ne serait possible.
[00:30:54] Vous pouvez retrouver tous les épisodes sur votre plateforme de balado favorite et faites-nous savoir ce que vous avez pensé de cet épisode en connectant avec nous sur les médias sociaux. À la prochaine.