L'avortement au Canada est-il un droit acquis?

Balado
15 novembre 2022

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Description

Suite au renversement de l'arrĂȘt Roe contre Wade par la Cour suprĂȘme des États-Unis l'an dernier et aux rĂ©centes interdictions de procĂ©dures d'avortement au sud de la frontiĂšre, il est lĂ©gitime de se demander ce que tout cela signifie pour le Canada. 

Gabriel Miller donne la parole à Annie Pilote, doyenne de la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l'Université Laval et présidente du Conseil d'administration de la Fédération. Annie est notre animatrice pour cet épisode consacré à la justice reproductive, en conversation avec Marie-Laurence Raby, étudiante au doctorat en histoire à l'Université Laval.

À propos de l'invitĂ©e

Headshot of Marie-Laurence Raby

Marie-Laurence Raby a complĂ©tĂ© son baccalaurĂ©at en histoire Ă  l’UniversitĂ© de Sherbrooke avant d’entreprendre un microprogramme de deuxiĂšme cycle en Ă©tude du genre Ă  l’UniversitĂ© Laval.

Elle est prĂ©sentement Ă©tudiante en doctorat en histoire Ă  l’UniversitĂ© Laval. Elle s’intĂ©resse Ă  l’histoire du militantisme fĂ©ministe, et plus particuliĂšrement aux luttes en liens avec la santĂ© reproductive des femmes.

Son projet de mĂ©moire porte sur l’adaptation des rĂ©seaux fĂ©ministes d’avortement clandestin aux diffĂ©rentes Ă©noncĂ©es normatives de l'État en matiĂšre d’avortement entre 1969 et 1989.

Son mĂ©moire de maĂźtrise porte sur l’organisation fĂ©ministe de l’avortement au QuĂ©bec de 1969 Ă  1988.  

 

 

Marie-Laurence Raby dans les nouvelles

  • Veronika Brandl-Mouton et Marie-Laurence Raby obtiennent une bourse de la Fondation de BAnQ – CHRS  
  • Rendez-vous d’histoire : la confĂ©rence sur l’histoire de l’avortement au QuĂ©bec – Radio-Canada   
  • Les dessous de l’histoire de l’avortement - Le Quotidien 

[00:00:00] Gabriel Miller : This episode will be in French. Welcome to the Big Thinking Podcast where we talk to leading researchers about their work on some of the most important and interesting questions of our time. Je m'appelle Gabriel Miller et je suis le prĂ©sident et chef de la direction de la FĂ©dĂ©ration des sciences humaines. Suite au renversement de l'arrĂȘt Roe contre Wade par la Cour suprĂȘme des États-Unis l'an dernier et aux rĂ©centes interdictions de procĂ©dure d'avortement au sud de la frontiĂšre, il est lĂ©gitime de se demander ce que tout cela signifie pour le Canada.

[00:00:42] Aujourd'hui, je donne la parole à ma collÚgue et amie Annie Pilote, doyenne de la faculté des études supérieures et postdoctorales de l'Université Laval et présidente du conseil d'administration de la Fédération. Annie est notre animatrice pour cet épisode consacré à la justice reproductive, en conversation avec Marie-Laurence Raby, étudiante au doctorat en histoire à l'Université Laval.

[00:01:13] Je passe maintenant la parole à Annie. 

[00:01:17] Annie Pilote : Bonjour Marie-Laurence, ça me fait plaisir de vous rencontrer aujourd'hui et d'avoir cette discussion avec vous. J'aimerais vous inviter d'abord à vous présenter et nous parler briÚvement de votre parcours

[00:01:28] Marie-Laurence Raby : Oui, alors bonjour, merci beaucoup de l'invitation, donc pour mon parcours universitaire en fait, j'ai fait un baccalauréat en histoire à l'Université de Sherbrooke. Ensuite, je suis venue à l'Université Laval pour compléter un microprogramme de deuxiÚme cycle en études de genre et c'est suite à ce microprogramme là que j'ai débuté mon programme de maßtrise, donc en histoire avec, sous la direction d'Aline Charles, professeure à l'Université Laval.

[00:02:00] Et je suis maintenant doctorante, donc toujours sous la direction d'Aline Charles à l'Université Laval, avec une co-direction de Christabelle Sethna à l'Université d'Ottawa. En dehors en fait de mon parcours plus académique, je suis présentement coordonnatrice du pÎle violence du réseau québécois en études féministes, qui est en fait un pÎle de recherche qui regroupe des chercheuses, des étudiantes et des membres des milieux de pratique qui s'intéressent en fait aux questions des violences envers les femmes.

[00:02:32] Et je suis également présidente du conseil d'administration du centre Femmes d'Aujourd'hui à Québec.

[00:02:36] Annie Pilote : Alors, qu’est-ce qui vous a incitĂ© Ă  Ă©tudier le militantisme des fĂ©ministes au QuĂ©bec dans les annĂ©es soixante, soixante-dix et quatre-vingt? Qu'est ce qui vous intĂ©resse particuliĂšrement dans ce sujet?

[00:02:47] Marie-Laurence Raby : Oui, alors mon intĂ©rĂȘt, en fait pour l'histoire du fĂ©minisme au QuĂ©bec est nĂ© je pense de diffĂ©rents Ă©lĂ©ments dans mon parcours universitaire et militant et en fait bon durant mon baccalaurĂ©at en histoire, j'ai assez vite constatĂ© que les femmes Ă©taient peu reprĂ©sentĂ©es dans l'histoire et dans l’histoire du QuĂ©bec particuliĂšrement.

[00:03:07] Et donc de ce constat-lĂ  en fait, est nĂ© mon dĂ©sir de contribuer d'une certaine façon Ă  faire cette histoire-lĂ  des femmes au QuĂ©bec. ParallĂšlement Ă  ça, il faut dire que je me suis aussi impliquĂ©e quand mĂȘme pas mal dans les mouvements Ă©tudiants. Et j'ai dĂ©veloppĂ© aussi mon militantisme fĂ©ministe Ă  travers, Ă  travers ses diffĂ©rentes implications-lĂ , et ça aussi, je crois que c'est quelque chose qui est assez Ă  la base de mon intĂ©rĂȘt pour les mouvements fĂ©ministes au QuĂ©bec, qui sont assez peu Ă©tudiĂ©s jusqu'Ă  maintenant.

[00:03:44] Et donc c'est un peu la rencontre de tous ces éléments-là de mon parcours qui m'a poussé à vouloir approfondir la recherche sur les mouvements féministes et particuliÚrement l'avortement. En fait, on constate qu'il y a assez peu de recherches qui ont été faites sur l'avortement au Québec et l'avortement, je crois, comme pour beaucoup de jeunes femmes de ma génération, nous est souvent présenté comme un droit qui est acquis.

[00:04:14] Et donc on entend assez peu parler en fait des luttes qui ont permis d'en arriver là. Et c'est un peu ce que je voulais faire à travers mon mémoire de maßtrise, de mettre en lumiÚre le travail des militantes féministes dans un souci d'un enjeu mémoriel.

[00:04:32] Annie Pilote : Vous poursuivez maintenant vos Ă©tudes au niveau du doctorat, est ce que ce serait trop indiscret de vous demander de nous donner un aperçu des recherches qui s’en viennent pour vous?

[00:04:41] Marie-Laurence Raby : Oui, en fait, ma thĂšse de doctorat porte sur les mouvements d’auto-santĂ© fĂ©ministes au QuĂ©bec. Bon, dans les annĂ©es Ă  peu prĂšs sensiblement pour la mĂȘme pĂ©riode, donc soixante, soixante-huit jusqu'Ă  jusqu'au dĂ©but des annĂ©es quatre-vingt-dix.

[00:04:59] C'est les mouvements d'auto-santĂ©, c'est une critique fĂ©ministe en fait de l’institution mĂ©dicale et c'est ces mouvements-lĂ , l'intĂ©rĂȘt je pense, pour ces mouvements-lĂ  est en pleine Ă©mergence. Ils ont quand mĂȘme Ă©tĂ© plus Ă©tudiĂ©s du cĂŽtĂ© des États-Unis et aussi bon, il y a quand mĂȘme quelques Ă©tudes Ă©galement sur ce mouvement-lĂ  au Canada.

[00:05:26] Mais c'est comme si le Québec faisait en ce moment-là un peu office bon d'exception à l'échelle nord-américaine. Et donc moi, je veux voir comment est-ce qu'il y a d'abord une organisation féministe de l'auto-santé au Québec et bon, je dirais que oui et comment, en fait, ces groupes-là s'inscrivent dans une toile de fond nord-américaine, avec encore une fois toute cette idée-là de la circulation des idées, des écrits également,

[00:05:58] il y a quand mĂȘme eu plusieurs publications, on peut penser Ă  l’ouvrage “Our bodies, ourselves” amĂ©ricain qui vient de Boston. Mais comment est-ce que cet ouvrage-lĂ  a circulĂ© Ă©galement jusqu'ici au QuĂ©bec? Il y a donc voilĂ , c'est ça, je veux voir un peu tout cet ensemble de circulation et de diffusion des idĂ©es qui entourent l'auto-santĂ©.

[00:06:24] Annie Pilote : Alors c’est trĂšs prometteur pour la suite. Je serais intĂ©ressĂ©e Ă  connaĂźtre votre maniĂšre d'approcher la recherche, que ce soit sur le plan mĂ©thodologique, ou dans votre approche gĂ©nĂ©rale, pour articuler cette prise de position militante avec la recherche scientifique. Si vous sentez Ă  l'aise d'aborder cette question lĂ , ça m’intĂ©resserait de vous entendre.

[00:06:46] Marie-Laurence Raby : Je ne pense pas que l'approche scientifique et l'approche militante s'opposent nĂ©cessairement, je pense qu'elles se complĂštent. Je pense que tout chercheur ou chercheuse a un positionnement Ă  la base qui transparaĂźt d'une façon ou d'une autre dans ses recherches. Et je pense que la diffĂ©rence, c'est que je m'en rĂ©clame d’emblĂ©e et je le fais transparaĂźtre aussi dans mes recherches.

[00:07:12] Ne serait-ce que par le choix, le choix des sujets que j'Ă©tudie, Ă©videmment, j’adopte une posture fĂ©ministe, donc je cherche Ă  donner la parole aussi aux femmes. Et en ce sens-lĂ , c'est aussi pourquoi j'utilise la mĂ©thodologie de l’histoire orale, donc en faisant des entrevues avec des actrices clĂ©s de ces mouvements-lĂ .

[00:07:36] Je pense qu'en donnant la parole aux femmes, c'est en soi une approche, une approche fĂ©ministe. Et je me nourris aussi beaucoup de ce qui se fait en sociologie, donc dans une perspective interdisciplinaire, par exemple en mobilisant des concepts qui vont ĂȘtre dĂ©veloppĂ©s par d'autres chercheurs dans d'autres disciplines comme l’agentivitĂ©, l’empowerment et tout ça. Donc voilĂ , c'est peut-ĂȘtre un peu mon, mon approche mĂ©thodologique. 

[00:08:05] Annie Pilote : Alors le droit Ă  l'avortement est une question Ă©videmment dont on entend de plus en plus parler dans l'actualitĂ©. Alors peut-ĂȘtre que on le tient pour acquis, mais on voit de plus en plus que ce n'est pas, ce n’est pas forcĂ©ment le cas, Ă  chaque question peut revenir Ă  l'actualitĂ© et j'aimerais vous entendre sur comment vous jugez que l'activisme autour de ce droit Ă  l'avortement et la justice reproductive a-t-il changĂ© entre la pĂ©riode de l’histoire que vous avez Ă©tudiĂ©e et la pĂ©riode d’aujourd’hui?

[00:08:37] Marie-Laurence Raby : Oui. Alors en fait, c'est sĂ»r que la pĂ©riode que j'ai Ă©tudiĂ©e, ça s’ouvre en dix-neuf-cent soixante-neuf avec la rĂ©forme du gouvernement fĂ©dĂ©ral du Bill Omnibus qui va permettre en fait l'avortement thĂ©rapeutique, donc lorsque la grossesse va mettre en danger en fait la santĂ© de la mĂšre.

[00:08:55] Et ça se conclut, mon mĂ©moire se conclut en quatre-vingt-huit avec la dĂ©criminalisation de l'avortement. Donc c'est une pĂ©riode oĂč l'avortement sur demande est toujours illĂ©gal en fait au Canada. Donc il y a vraiment cette distinction lĂ  qui est assez importante entre les avortements thĂ©rapeutiques et les avortements sur demande, qu'on dit sur demande.

[00:09:18] Les avortements thĂ©rapeutiques en fait vont, durant entre soixante-neuf et quatre-vingt-huit, vont ĂȘtre jugĂ©s par des comitĂ©s d'avortements thĂ©rapeutiques qui sont composĂ©es de trois Ă  cinq mĂ©decins qui vont juger en fait au cas par cas quelles grossesses sont effectivement dommageables pour la santĂ© de la mĂšre.

[00:09:37] Et donc [...] ça permet assez peu à assez peu de femmes d'obtenir des avortements. Donc dans ce contexte-là en fait, les groupes féministes vont prendre en charge un peu les services d'avortements qu'elles réclament, donc pour la période, pour les années soixante-dix au Québec, des groupes féministes vont organiser les services de référence pour avortement

[00:09:05] oĂč en fait, elles vont diriger les femmes vers des cliniques privĂ©es de mĂ©decins qui acceptent de faire des avortements sur demande. Un de leurs plus cĂ©lĂšbres collaborateurs est le docteur Henry Morgentaler Ă  qui on doit l'arrĂȘt Morgentaler contre la Reine qui dĂ©criminalise l'avortement en quatre-vingt-huit.

[00:10:25] Donc ces services-lĂ  en fait, vont permettre aux militantes fĂ©ministes de diffuser une analyse fĂ©ministe de cette enjeu-lĂ , vont aussi permettre de mobiliser les femmes et bon toujours en offrant quand mĂȘme ce service-lĂ  qui est alors assez difficile Ă  obtenir et dans des conditions sĂ©curitaires Ă©galement parce que ça s'inscrit aussi Ă  l'encontre des avortements plus clandestins, des avortements de boucher qui sont faits dans des conditions parfois vraiment dĂ©plorables.

[00:11:00] Alors voilĂ , donc on est passĂ© en fait d'une lutte pour la dĂ©criminalisation de l'avortement Ă  une lutte pour l'accessibilitĂ© des services et cette lutte pour l'accessibilitĂ© des services je pense que c’est une continuitĂ©, ça s’enclenche en fait dans les annĂ©es quatre-vingts.

[00:11:16] Mais aujourd'hui, je pense qu'on est vraiment dans cet enjeu-lĂ  de l'accessibilitĂ© de l'avortement. C'est peut-ĂȘtre la grande transformation qui a eu entre ces deux, entre hier et aujourd'hui. Peut-ĂȘtre dans les Ă©lĂ©ments qui persistent aussi pour les mobilisations fĂ©ministes, pour l'avortement, bah il faut dire que l’avortment c’est un geste qui encore aujourd’hui stigmatisĂ©.

[00:11:42] Et donc je pense que le mouvement fĂ©ministe doit encore dĂ©fendre le droit des femmes Ă  choisir en fait de poursuivre ou non une grossesse. Donc il y a quand mĂȘme un travail pour sortir l'avortement de la marginalitĂ© qui se, qui se fait en continu depuis les annĂ©es soixante-dix.

[00:11:59] Annie Pilote : Alors vous avez Ă©tudiĂ© l’histoire des luttes liĂ©es Ă  la santĂ© reproductive des femmes. Alors quelles sont les leçons tirĂ©es de ces luttes-lĂ  que nous ne devrions pas rĂ©pĂ©ter aujourd’hui?

[00:12:09] Marie-Laurence Raby : C'est une trÚs bonne question qui pourrait faire l'objet d'un mémoire de maßtrise en soi. Mais en fait, je pense qu'il y a plusieurs enjeux d'accessibilité à l'avortement qui subsistent encore aujourd'hui et qui font directement écho aux problématiques qui étaient soulevées par les mouvements féministes des années soixante-dix et quatre-vingt. Et en fait, ces problématique-là n'ont pas été résolues en entier par la décriminalisation de l'avortement.

[00:12:36] Entre autre bah en fait, selon les données de la Fédération du Québec pour la planification des naissances, il y a une répartition assez inégale des ressources en avortement dans la province. Fait à l'heure actuelle quatre régions administratives du Québec qui ont un seul point de service en avortement, dont, dont la région de la capitale nationale.

[00:12:53] Le fait d'avoir une seule ressource en avortement, ça peut notamment entraĂźner des dĂ©lais plus longs des distances aussi plus grandes Ă  parcourir, qui vont s'accompagner bien souvent de frais supplĂ©mentaires pour les femmes. Bien sĂ»r, il y a des difficultĂ©s supplĂ©mentaires aussi pour les femmes qui se retrouvent Ă  l'intersection de plusieurs oppressions dont les femmes autochtones qui vont avoir tendance Ă  pas aller vers des services qui se trouvent dans la communautĂ©, s'il y en a un, pour en fait Ă©viter d'ĂȘtre stigmatisĂ©es.

[00:13:22] Donc comme pour tout soin de santĂ© aussi, il faut dire que les femmes autochtones, les femmes racisĂ©es, vont se heurter bien souvent au racisme systĂ©mique qui est prĂ©sent. Il faut dire aussi que les ressources en avortement fonctionnent pas non plus de maniĂšre uniforme. Il y a certaines ressources qui vont instaurer des barriĂšres, qui compliquent l'accĂšs Ă  l'avortement, par exemple le besoin de se dĂ©placer quatre fois pour obtenir un avortement, donc des fois dans des contextes oĂč il y a des longues distances Ă  parcourir, c’est quatre fois plus de frais et de dĂ©placement encourus.

[00:13:51] Et tout ça pour moi, fait Ă©cho Ă  la pĂ©riode historique que j'ai Ă©tudiĂ©e puisque bon, historiquement, les ressources en avortements ont Ă©tĂ© d'abord concentrĂ©es dans la rĂ©gion de MontrĂ©al, fait en jusqu'en soixante-seize mĂȘme, c'est 97% des avortements qui sont faits au QuĂ©bec qui sont faits dans la mĂ©tropole Ă  MontrĂ©al.

[00:14:13] Dans les annĂ©es quatre-vingt, il y a encore des difficultĂ©s dans certaines rĂ©gions, par exemple l'Outaouais contre une seule ressource en avortement et c'est le centre de santĂ© des femmes de l'Outaouais, donc une ressource fĂ©ministe. On sait aussi que pour cette mĂȘme pĂ©riode, dans les annĂ©es quatre-vingt, le centre de santĂ© des femmes de QuĂ©bec accueille des femmes de tout l'est du QuĂ©bec, particuliĂšrement des femmes du bas du fleuve.

[00:14:37] Donc c'est pas d'hier en fait que les quĂ©bĂ©coises ont dĂ» voyager et souvent sur de grandes distances Ă  l'intĂ©rieur de la province pour obtenir un avortement. Puis par ailleurs en fait, quand j'entends des choses comme la nĂ©cessitĂ© de retourner quatre fois dans une ressource pour obtenir un avortement, ça me fait penser Ă  certaines barriĂšres qui ont Ă©tĂ© instaurĂ©es dans les hĂŽpitaux dans les annĂ©es soixante-dix et quatre-vingt, mĂȘme si Ă  un degrĂ© qui est moindre en fait bon, comme je l’ai expliquĂ© tout Ă  l'heure Ă  partir de soixante-neuf, ces comitĂ©s de l'avortement thĂ©rapeutique qui sont les instances en fait qui dĂ©cident si les femmes peuvent ou non avoir un avortement lĂ©gal Ă  l’hĂŽpital.

[00:15:16] Et il n'est pas rare de voir ces comités-là faire directement obstruction à la pratique de l'avortement. Donc soit ils peuvent établir en fait des critÚres de sélection qui sont restrictifs, par exemple en fonction de l'ùge des femmes, ou en permettant seulement des avortements pour des grossesses qui posent un risque physiologique pour la santé de la mÚre ou soit ces comités peuvent aussi allonger les délais qui mÚnent à l'interruption de grossesse dans le but en fait que la femme ait dépassé un certain nombre de semaines qui souvent vont fixer comme une limite pour faire un avortement.

[00:15:55] Par exemple, si l'hÎpital décide que les pratiques des avortements jusqu'à douze semaines et que la femme fait une demande à dix semaines, ils peuvent étirer les délais pour que quand la demande passe devant le comité de l'avortement thérapeutique, elle est complÚtement, elle est déjà refusée d'emblée.

[00:16:13] On voit que c'est de cette façon-lĂ  de faire obstruction Ă  l'accĂšs Ă  l'avortement est vraiment, est vraiment quand mĂȘme une continuitĂ© dans l'histoire. Et puis je terminerai peut-ĂȘtre en parlant aussi de l'accĂšs aux avortements tardifs qui est difficile au QuĂ©bec hier comme aujourd'hui. En fait, depuis quatre-vingt, il y a une diminution marquĂ©e des avortements de plus de seize semaines de grossesse qui sont fait un peu partout, particuliĂšrement Ă  MontrĂ©al.

[00:16:46] Et puis bon, c'est ça dans les années quatre-vingt en fait, il y a seulement les centres hospitaliers de Sherbrooke et Rouyn-Noranda qui vont offrir des avortements de plus de seize semaines et à partir de la deuxiÚme moitié des années quatre-vingt, les avortements tardifs se raréfient encore davantage.

[00:17:02] C'est un phĂ©nomĂšne qu'on observe encore aujourd'hui. Avant la pandĂ©mie, il faut noter que les QuĂ©bĂ©coises devaient aller aux États-Unis pour obtenir un avortement de plus de vingt semaines. Les mesures sanitaires ont fait en sorte de forcer en fait un peu la rĂ©ouverture de certains services, donc Ă  Sherbrooke et Ă  QuĂ©bec.

[00:17:21] Mais sur l'ßle de Montréal, il y a encore des difficultés qui persistent et donc bref, je pense qu'il faut souligner les avancées qui sont faites depuis les années soixante-dix et quatre-vingts définitivement. Mais on constate qu'il y a plusieurs des enjeux qui ont été soulignés par les groupes féministes des années soixante-dix et quatre-vingt qui sont encore présents aujourd'hui sous une forme ou une autre.

[00:17:43] Annie Pilote : Alors vos recherches ont portĂ© sur la situation du droit Ă  l'avortement dans le contexte quĂ©bĂ©cois. Hors cet enjeu-lĂ  Ă©videmment, traverse les frontiĂšres. Nous avons Ă©tĂ© rivĂ©s sur les dĂ©bats publics aux États-Unis autour du droit et de l'accĂšs Ă  l'avortement dans ce pays. Quelles seraient les implications Ă  votre avis pour le QuĂ©bec et le Canada dans son ensemble de ce qui se passe au sud de la frontiĂšre?

[00:18:10] Marie-Laurence Raby : On voit vraiment que la frontiĂšre entre le Canada et les États-Unis et permĂ©able en ce qui a trait Ă  l'avortement. Et en fait, il y a une grande circulation des idĂ©es, des gens et des pratiques. Par exemple, tout un volet de mon Ă©tude a montrĂ©, s'intĂ©ressait en fait au voyage pour avortement des QuĂ©bĂ©coises dans les annĂ©es soixante-dix.

[00:18:30] Donc il y a eu une pĂ©riode oĂč l'avortement sur demande Ă©tait beaucoup plus rĂ©primĂ©, connaissait une forme de rĂ©pression au QuĂ©bec. Et dans ce contexte, les groupes fĂ©ministes ont organisĂ© des voyages, notamment vers New York, pour permettre aux QuĂ©bĂ©coises de continuer Ă  obtenir des avortements malgrĂ© la rĂ©pression.

[00:18:52] Et donc cette circulation-lĂ  des gens est quand mĂȘme assez parlante pour moi en termes, pour rĂ©flĂ©chir en fait Ă  cette idĂ©e-lĂ  de la permĂ©abilitĂ© de la frontiĂšre canado-amĂ©ricaine. Il faut dire que bon c'est en fait le renversement de l’arrĂȘt Roe versus Wade qu'on a vu en juin dernier aux États-Unis a galvanisĂ© absolument le mouvement anti-choix amĂ©ricain, mais aussi, je crois, canadien, puisqu'il y a des liens quand mĂȘme assez directs avec le le mouvement anti-choix canadiens et amĂ©ricains. Par exemple, il y a des centres anti-choix qui reçoivent du financement de groupes souvent religieux, qui sont en provenance des États-Unis.

[00:19:39] C'est peut-ĂȘtre quelque chose Ă  quoi on doit porter attention. Par contre, vous l'avez soulignĂ© aussi dans la question, mais il y a un point positif qu'il faut souligner, c'est qu'on parle beaucoup plus d'avortement depuis tout ce qui se passe aux États-Unis que ce qu'on faisait avant.

[00:20:00] En fait, je pense que ça va soulever ou renouveler un intĂ©rĂȘt pour cet enjeu-lĂ , tant du cĂŽtĂ© des groupes fĂ©ministes que du cĂŽtĂ© du gouvernement quĂ©bĂ©cois, des gouvernements quĂ©bĂ©cois et canadien. C'est un point positif Ă  souligner quand mĂȘme.

[00:20:17] Annie Pilote : Que pouvez-vous nous dire sur l'organisation transnationale des services d’avortement? 

[00:20:21] Marie-Laurence Raby : Oui. Alors en fait, ce qu'on constate dans les recherches historiques, c'est que, un peu partout et à plusieurs moments, il y a eu une organisation transnationale des services d'avortement par différents groupes féministes.

[00:20:41] Il y a des chercheuses qui l’ont Ă©tudiĂ©-lĂ  pour pour la cĂŽte ouest amĂ©ricaine, donc des groupes fĂ©ministes qui ont mis en place des services de rĂ©fĂ©rence, entre, entre San-Francisco, Los-Angeles et le Mexique Ă  une pĂ©riode oĂč l'avortement n'Ă©tait pas permis aux États-Unis. Ça a aussi Ă©tĂ© Ă©tudiĂ© ailleurs au Canada, il y a une chercheuse qui a montrĂ© les liens entre la Calgary Birth Control Association et la ville de Seattle, des cliniques d’avortement Ă  Seattle.

[00:21:12] En Europe c'est Ă©galement un phĂ©nomĂšne qui a Ă©tĂ© largement mis en lumiĂšre, entre autres entre, la France et l'Espagne. Puis on sait aussi que mĂȘme les Canadiennes ont voyagĂ© vers, vers l’Europe, surtout au Royaume-Uni. En fait, au dĂ©but des annĂ©es soixante pour obtenir des avortements.

[00:21:32] Il y a eu des voyages aussi qui étaient organisés aussi loin que vers le Japon. Donc c'est un phénomÚne qui est assez, qui est assez présent. Lorsque l'avortement est interdit à un endroit bah les femmes vont jouer sur les cadres législatifs de différents pays pour réussir à obtenir ce service. Ensuite, c'est une pratique qui est encore en vigueur aujourd'hui.

[00:22:01] Il faut aussi le souligner, il y a plusieurs organisations fĂ©ministes qui font encore ce genre d'avortement transnationaux. Bon, par exemple, Women on Waves qui pratiquent des avortements en eaux internationales. Il y a plusieurs groupes fĂ©ministes qui se sont organisĂ©s aux États-Unis.

[00:22:28] Mais ça s'est vu Ă©galement en Pologne avec l'interdiction de l'avortement, pour envoyer en fait des avortements mĂ©dicamenteux dans, aux endroits oĂč les femmes, oĂč l'avortement est interdit. Il y a une longue, longue, historique et cette pratique est encore prĂ©sente aujourd'hui et je pense que ce que ça dĂ©montre, c'est absolument la dĂ©termination des femmes Ă  avorter lorsqu'elles se retrouvent dans des, dans une situation oĂč elles vivent une grossesse non dĂ©sirĂ©e.

[00:22:58] Annie Pilote : Que voyez-vous comme pistes de recherches possible pour, peu importe la discipline en sciences humaines, qui pourraient venir éclairer ce phénomÚne du droit à l'avortement, soit d'une perspective historique ou dans une perspective beaucoup plus contemporaine. Voyez-vous certaines questions, qui gagnerait actuellement à faire l'objet de recherches

[00:23:18] Marie-Laurence Raby : C'est sĂ»r que pour ce qui est de l'avortement, ça a Ă©tĂ© assez peu traitĂ©, donc j'aurais envie de dire que tout est Ă  faire. Je pense que d'un point de vue historique, moi je, un aspect que je trouve qui vaudrait vraiment la peine d'ĂȘtre explorĂ©, ce serait une perspective plus intersectionnelle sur la question de l'avortement et des mobilisations fĂ©ministes pour l'avortement.

[00:23:49] Ce qui a Ă©tĂ© fait plus du cĂŽtĂ© amĂ©ricain, il y a quand mĂȘme plusieurs Ă©tudes qui montrent, qui s'intĂ©ressent aux mobilisations des femmes afro-amĂ©ricaines sur les questions de justice reproductive. Et au QuĂ©bec finalement, on en parle assez peu. Il y a plusieurs choses qui expliquent ça, entre autres, les difficultĂ©s Ă  avoir des sources, en histoire, on travaille beaucoup avec les archives.

[00:24:14] Dans le cadre de mon mĂ©moire, j'ai fait moi une enquĂȘte orale, donc j'ai rencontrĂ© des militantes. Mais voilĂ , je pense qu'il y a plusieurs difficultĂ©s qui font en sorte que ces questions-lĂ  n'ont pas encore Ă©tĂ© abordĂ©es. Mais je pense que ça serait une avenue tout Ă  fait intĂ©ressante et porteuse aussi de voir comment, comment s’articulent en fait ces mobilisations.

[00:24:44] Je pense que je pourrais peut-ĂȘtre conclure sur les formes de recommandations qu'on pourrait faire, sur la question de l'avortement au QuĂ©bec et au Canada. En fait, bon, je m'appuie sur les revendications de, entre autres la fĂ©dĂ©ration du QuĂ©bec pour la planification des naissances. Mais je pense que, Ă  l'heure actuelle, il est important de consolider les points de service qui existent et d'amĂ©liorer l'offre dans les rĂ©gions oĂč il y a un seul point de service, ce qui commande en fait un rĂ©investissement dans le systĂšme de santĂ©.

[00:25:22]  Il faudrait, je pense aussi qu'il y a tout un travail Ă  faire du cĂŽtĂ© des centres pro-choix qui font du soutien aux femmes comme SOS Grossesses qui devraient ĂȘtre mieux visibilisĂ©s mieux financĂ©s et surtout qu'il en existe seulement trois au QuĂ©bec et ça ça passe par un financement qui est Ă  la mission plutĂŽt qu’un financement par projets.

[00:25:43] Je pense bon, il pourrait ĂȘtre intĂ©ressant aussi de dĂ©velopper une certification pro-choix parce qu'on a vu beaucoup dans l'actualitĂ© rĂ©cente que il y a Ă©normĂ©ment de centres qui se disent vouloir aider les femmes qui vivent des grossesses non dĂ©sirĂ©es et qui finalement sont des centres anti-choix et donc une certaine forme de certification pro-choix pourrait permettre de guider les femmes vers bonnes ressources.

[00:26:11] Et je pense aussi que, en fait, tout comme la Fédération du Québec pour la planification des naissances le souligne, il faut réfléchir à la situation des personnes qui ne sont pas couvertes par la régie de l'assurance maladie du Québec pour rendre l'avortement réellement accessible à toutes, puisque les frais qui sont encourus par ces personnes peuvent peuvent parfois atteindre des montants vraiment pharamineux.

[00:26:34] Donc voilĂ  ce qui je pense que c'est les enjeux qui attendent peut-ĂȘtre une certaine attention de la part des gouvernements aujourd'hui.

[00:26:48] Gabriel Miller : Merci d'avoir écouté le balado Voir Grand, à notre invitée Marie-Laurence Raby, étudiante au doctorat en histoire à l'Université Laval, et à notre animatrice Annie, doyenne de la faculté des études supérieures et postdoctorales de l'Université Laval et présidente du conseil d'administration de la Fédération.

[00:27:11] Je tiens Ă©galement Ă  remercier nos amis du Conseil de recherches en sciences humaines dont le soutien rend possible la rĂ©alisation de ce balado. Enfin, je remercie CitedMedia pour son soutien Ă  la production du balado Voir Grand. Suivez-nous pour de nouveaux Ă©pisodes sur Spotify, Apple Podcast et Google Podcast. À la prochaine!
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